Les « autres » nucléaires – Le réacteur à sels fondus
Le nucléaire est une industrie de l’avenir. Développée avec l’avenir en perspective, inscrite dans l’avenir, nécessaire à ce qu’il advienne. De tous les arguments portés par les antinucléaires à l’encontre de cette énergie méconnue, le plus fondamentalement faux, faux dès le début et faux encore longtemps, est que le nucléaire serait une énergie du passé. Ils ont confondu « le » nucléaire avec ce qui n’est « qu’une étape » de ce que d’autres-que-nous appelleront les origines du nucléaire.
Non seulement faut-il intensifier la recherche sur le nucléaire mais il faut aussi partager avec le plus grand nombre les perspectives qu’il offre, faire connaître le nucléaire de l’avenir autant que le nucléaire d’aujourd’hui, et surtout se garder d’opposer l’un et l’autre puisqu’ils sont les maillons de la même chaîne.
Le décompte des centaines de concepts de réacteur existants et leurs multiples déclinaisons (architectures, modes d’échanges de chaleur, types de cœur, choix du modérateur, formes et compositions du combustible, dispositions de sûreté, tailles bien sûr et évidemment champs d’application) est une manière de prendre la mesure du potentiel que représente l’énergie nucléaire.
En 2000, le ‘Generation IV International Forum’ essaya de clarifier ce potentiel en établissant une liste de six types majeurs de réacteurs sur lesquels concentrer la recherche, parmi lesquels l’’outsider’. Celui que les livres qualifient d’atypique, de futuriste, et, surtout, de prometteur. Le Réacteur à Sels Fondus, longtemps considéré comme difficile et sur lequel la recherche, et ses quelques succès, a ponctué les années 70 sans résister à l’équation économique, connaît aujourd’hui une seconde naissance. Si gouvernements, instituts de recherche, mais aussi entrepreneurs et étudiants s’y intéressent de nouveau, c’est que, bien que les défis qui attendent les concepts associés soient immenses, leur potentiel l’est encore plus.
Mettre l’accent, ici, sur cette technologie nucléaire-là, c’est éclairer toutes les autres, toutes celles qui vont petit à petit décarboner, patiemment, résolument, nos sociétés, et les rendre viables.
Le potentiel de la technologie de réacteur à sels fondus
John Laurie est Président de Progrès Nucléaire et un écomoderniste britannique. Il vit en région parisienne et est architecte au laboratoire collaboratif d’innovation de Renault. Préoccupé par la contradiction entre le développement humain et le changement climatique, il a créé le blog Fission Liquide en 2012.
Maxim Romain est Vice-Président de Progrès Nucléaire et co-fondateur de Dott, une startup de micro-mobilité partagée. Il est membre de Voix Du Nucléaire, business angel et écomoderniste passionné par les technologies et la transition énergétique.
Le Réacteur à Sels Fondus (RSF) fait partie de la famille des technologies de réacteurs nucléaires désignées sous l’appellation « Génération 4 », qui ont pour but d’améliorer la sûreté nucléaire, minimiser les déchets, et diminuer les coûts de construction, exploitation et démantèlement des réacteurs.
Le RSF est néanmoins un concept ancien puisqu’il date de la même époque que les Réacteurs à Eau Bouillante (REB) et les Réacteurs à Eau Pressurisée (REP), utilisés aujourd’hui pour la vaste majorité du parc nucléaire mondial (tous les réacteurs français actuellement en fonctionnement sont des REP).
Alvin Weinberg, “le père” du nucléaire civil, avait en effet développé et mis en activité au laboratoire national d’Oak Ridge le MSRE (Molten Salt Reactor Experiment) dans les années 1960. Ce démonstrateur RSF de 7.4 MW thermiques a fonctionné pendant quatre ans avec succès, avec en particulier un facteur de charge de 85%, chiffre exceptionnel pour un réacteur prototype.
Malgré son succès, le programme sera abandonné sous le Président Nixon, alors que le développement de technologies alternatives aux REB et aux REP pour le nucléaire civil n’était pas une priorité politique.
La technologie
La famille des réacteurs à sels fondus utilise une technologie radicalement différente de celle des centrales nucléaires actuelles. Dans ce type de réacteur, le combustible est un liquide, un mélange de sels fondus (typiquement des fluorures ou des chlorures) et de matière fissile, plutôt que le combustible solide utilisé exclusivement dans les réacteurs conventionnels.
Les sels fondus sont thermiquement et chimiquement stables et sont d’excellents caloporteurs, idéaux pour capter et dissiper la chaleur du processus de fission.
Dans ce mélange de sels fondus, on dissout une matière fissile :
- Uranium 235
- Plutonium 239 issu du cycle Uranium – Plutonium
- Uranium 233 issu du cycle Thorium – Uranium
- ou un mélange d’actinides mineurs issu des déchets nucléaires actuels
…de sorte que le combustible et le liquide de refroidissement ne font qu’un.
Avantages et obstacles
Les RSF offrent de multiples avantages potentiels sur les plans de la sûreté, du coût, de la réplicabilité et de la gestion des déchets.
D’abord, le combustible liquide permet d’éliminer ou de réduire les dangers principaux des technologies actuellement répandues, comme la pression, le terme source volatil, le contrôle actif de la réactivité, le refroidissement actif, la réactivité chimique, la prolifération, la réserve de réactivité, ou les transformations de liquides en gaz. Par exemple, une fusion du cœur est impossible dans un réacteur à sels fondus – le combustible est déjà un liquide.
Le profil de sûreté des réacteurs nucléaires actuels à eau pressurisée est le principal inducteur de leur coût et encombrement. Les avantages de sûreté intrinsèques aux combustibles liquides permettent donc de proposer des concepts de réacteurs avec une réduction de coût importante. Certains concepts de RSF sont proposés sous forme de SMR (Small Modular Reactor – Petit Réacteur Modulaire), où la plupart des composants peuvent être fabriqués en usine et transportés sur site par camion avant d’être assemblés relativement facilement sur site. Ceci permet aussi d’imaginer une production en usine et en série de réacteurs à sels fondus qui pourront facilement être exportables partout dans le monde. Le démantèlement, le déplacement ou le remplacement du réacteur deviennent aussi potentiellement beaucoup plus aisés.
Sur le plan des déchets, utiliser un combustible liquide permet d’améliorer le taux d’utilisation du combustible, donc d’utiliser moins de combustible et produire moins de déchets. L’état liquide facilite le retraitement et permet pour certains concepts de séparer les actinides mineurs des produits de fission et de fermer le cycle nucléaire en sortant du système uniquement les « vrais » déchets du nucléaire, les produits de fission. Toutefois le retraitement des combustibles usés liquides reste à développer et n’est pas envisagé pour tous les modèles de RSF actuellement proposés.
Enfin, si les réacteurs actuels, avec leur température de fonctionnement limitée à un peu plus de 300°C, sont utilisés uniquement pour produire de l’électricité, un réacteur à sels fondus fonctionne à une température beaucoup plus élevée – environ 650 à 700°C, ce qui permet d’envisager de nouvelles applications comme la chaleur industrielle, ou la production de vecteurs énergétiques moléculaires comme l’hydrogène ou les carburants de synthèse. Avec une excellente capacité de suivi de charge, les réacteurs à sels fondus sont aussi adaptés à l’accompagnement des énergies renouvelables intermittentes, de manière à assurer un approvisionnement adapté et fiable en énergie.
Face à ces avantages, les réacteurs à sels fondus sont confrontés à un certain nombre d’obstacles. La technologie n’a jamais été commercialisée, et l’approbation réglementaire reste un processus long et coûteux. L’expérimentation sera nécessaire pour qualifier certains nouveaux concepts, en particulier pour des applications impliquant des matériaux corrosifs. Par ailleurs, l’obtention de financement est difficile en raison de l’engagement à long terme requis et du risque élevé de mettre en œuvre une technologie innovante dans un environnement hautement réglementé.
Les projets dans le monde
Depuis la re-découverte de la technologie RSF dans les années 2000 et le partage public des données techniques sur le MSRE, de nombreux projets ont été lancés dans le monde.
Cette technologie a d’abord convaincu les chinois qui ont l’ambition d’avoir une filière opérationnelle avant 2030. Leur prototype TMSR-LF1 est en phase finale de construction dans le Gansu et doit démarrer cette année.
En Amérique du Nord, de multiples start-ups, avec un mix de fonds privés et publics, prévoient une commercialisation avant 2030. Les projets les plus avancés sont ceux de Terrestrial Energy (IMSR), Terrapower (MCFR), Moltex (SSR), Elysium Industries (MCSFR) et Thorcon Power. A noter aussi que l’ONE (Office of Nuclear Energy) aux Etats-Unis soutient le développement de 5 concepts de « réacteurs avancés », avec un investissement de 600M$ sur les 5 prochaines années. Parmi ces 5 concepts, 2 concepts sont des réacteurs à sels fondus.
En Europe, le seul projet commercial existant est celui de Seaborg au Danemark (CMSR) qui a récemment levé 20 millions d’euros d’investisseurs privés. Ce projet est intéressant conceptuellement car il ambitionne de créer un réacteur très compact qui pourrait être livré facilement par voie maritime partout dans le monde.
En France, le projet de recherche MSFR au CNRS de Grenoble est porté par Daniel Heuer et Elsa Merle depuis 21 ans avec des moyens très faibles. Il y a aussi eu depuis 2017 une attention accrue au sein du CEA, avec la mise en place d’un groupe d’étude du concept RSF depuis 1 an. Néanmoins, il n’y a pas à ce jour de vrai projet de développement et commercialisation de RSF en France.
L’énergie nucléaire a besoin d’un nouveau départ – une nouvelle ère même. Le réacteur à sels fondus, avec des perspectives de sûreté supérieure, des coûts plus bas et une réduction des déchets, est une technologie de rupture qui peut soutenir le développement humain tout en luttant contre le changement climatique.